Elyn & Jasson

Dans les sombres allées de la ville Cendre, Elyn vagabondait, l'esprit tout entier à des manigances qui se voulaient politique. Elle avait déserté la taverne familiale pour les dernières heures de service, préférant le vent frais d'une fin de soirée à la chaleur étouffante des hommes entassés pêle-mêle dans son établissement. Elle avait enfin l'impression de respirer après des heures d'enfermement.
Chaque soir, elle abandonnait père et mère pour quelques heures : soit pour s'adonner à la lecture assidue de l'histoire du royaume, soit pour arpenter les rues sombres selon un parcours précis, qui lui était aujourd'hui tellement familier qu'il lui arrivait de ne plus voir les rues, plus même les gens. Elle était absorbée tout entière dans ses pensées, se rêvant tantôt héroïne d'un peuple tantôt martyre d'un roi.

Elle commençait son périple en traversant la place du marché qui se trouvait tout près de la Gouse d'Ail. Le sol était encore jonché de légumes en tout genre, parfois de carcasses laissées aux oiseaux voleurs. Puis elle s'aventurait dans le quartier des Quartz qui veillaient tard, et la saluaient en irdia, par provocation ou par jeu. Elle répondait d'un regard interrogateur en poursuivant son chemin. Elle passait alors devant la chapelle de Kaïa jusqu'à apercevoir l'escalier des milles, espérant un jour avoir le temps et la vanité de compter chacune de ses marches. Contournant l'édifice religieux elle se dirigeait vers les remparts, qu'elle longeait ensuite un très long moment. Elle était alors dans l'ombre et contemplait, invisible aux yeux de tous, les basses maisons et les diverses cours de la ville Cendre qui se déployaient devant elle, éclairées par la lumière blanche de la lune. Malgré ses souillures, la ville était magnifiée par ces jeux d'ombres, et Elyn, véritablement intriguée par ce spectacle, s'était promis de l'observer depuis les hauteurs de la tour bleue lorsque l'accès lui en serait permis.

Réfléchissant de nouveau à tout ceci, elle prit conscience de sa bêtise. Si contempler Anknor depuis la tour bleue était un projet quasi utopique, il y avait bien d'autres hauteurs à sa portée. On trouvait le long des remparts des postes d'avant-gardes, destinés aux armures et autres soldats chargés de défendre le royaume. Elyn savait que ce n'était pas la place d'une cendre, mais courageuse, elle se dirigea tout de même vers le poste le plus proche. La tour s'ouvrait par une lourde porte en bois qui contrastait avec l'arc-ogive princier de l'embrasure. Elyn s'interrogea un instant. « Je vais avoir l'air fine si je croise un garde...» Tentant la chance aussi loin que possible, la jeune femme poussa la porte et découvrit un escalier hélicoïdal de pierres grises. Elle décidait de ne pas se faire remarquer, et d'éviter au maximum toute rencontre, ce qui lui éviterait de longues explications embarrassées. Elle montait les marches doucement, s'arrêtant de temps à autres pour guetter le moindre bruit. Elle était à quelque tournant de la fin de son ascension quand elle entendit quelqu'un parler. Paniquée, elle se détourna rapidement, et après trois marches descendues précipitamment, elle glissa sur la quatrième, laissant son corps s'affaisser dans un bruit sourd. A moitié allongée sur les marches, elle malaxa ses reins douloureux avant de lancer un cri guttural. Elle entendit une porte s'ouvrir et se releva avec le même empressement que précédemment, la peur anesthésiant la douleur. Arrivée au bas de l'escalier, elle voulut ouvrir la porte qui était désespérément trop lourde pour qu'elle puisse la tirer vers elle. Elle se sentait prise au piège dans une cage de pierre, et attendait avec crainte de découvrir le visage qui se présenterait à elle.

*E.S= Erik Satie

Calme. Sérénité.
D'habitude, c'était les maîtres mots au sein de la chapelle de Cendre. Cependant, la fête qui avait pour but de célébrer le culte de Kaïa gagnait en puissance chaque jour, et la cacophonie extérieure s'infiltrait ici pour se répercuter sur les murs. Lui qui habituellement aimait que le silence l'accompagne dans son travail, les festivités ne l'aidaient aucunement à se concentrer. C'est donc exténué qu'il sortait de son lieu de travail. Ironiquement, il se plaignait des conditions alors qu'il n'était jamais aussi libre qu'en ce moment. Accaparés à rire et boire, les citoyens avaient mis de côté leurs soucis et leur foi, et Jasson n'avait jamais été aussi seul dans sa chapelle qu'alors. Il devait bien admettre que l'ambiance qui coulait dans les rues avait quelque chose de contagieux, et que lui même se surprenait parfois à chantonner en marchant, à sourire sans savoir pourquoi, mais il n'avait pas besoin de fête pour célébrer Kaïa puisque il le faisait déjà sans arrêt.
De manière évidente, sa tête était au bord de l'explosion lorsqu'il quitta son lieu de culte. L'air frais de la soirée débutante n'était qu'un maigre réconfort, et malgré toute la volonté qu'il aurait pu y mettre, il n'était pas aussi bon et souriant que d'ordinaire. Ces derniers jours, son père le hantait ; non pas qu'il ne pensât pas à lui les autres jours, mais plutôt que sa présence se fit insistante dans son esprit. Jasson songea que c'était Kaïa qui tentait de lui rappeler quelque chose, elle dont l'essence n'était jamais aussi omniprésente qu'en ce moment. Mais que tentait-elle de lui faire parvenir? Ces pensées le rongeait, et n'arrangeaient en rien ses maux de tête.
Zut.
Sans s'en rendre compte, il avait marché un moment, et ses pas l'avaient mené jusqu'aux remparts. Il sourit, amusé d'avoir été plongé si profondément dans les chimères du passé, et grimpa finalement le long de du mur, prenant l'escalier de pierre qui y menait. Là haut, il perdit son regard dans les nuages teinté de rose, le visage de Jasson sénior s'esquissant à l'horizon. Jasson junior secoua la tête, pria rapidement Kaïa pour qu'elle l'aide à penser à autre chose, puis il poursuivit son chemin. Montant au haut d'une tour incrustée dans les remparts, le prêtre Jurilan parlait à voix haute.
« Hm... Oui, il est vrai que les étoiles sont voilées ce soir. L'avenir semble incertain... »
Non pas que Jasson soit un astrologue confirmé, mais plutôt qu'il aimait - lorsqu'il était seul, se donner des airs de savoir. S'il avait été plus attentif, sûrement aurait-il entendu un bruit de chute et un cri strident, mais il n'en fut rien. Il descendit lentement les marches, ayant en tête de rentrer enfin chez lui, il la vit.
« Eh bien, voici une drôle de posture pour une jeune femme telle que vous! »
Il lui sourit et en l'observant de plus près, il remarqua que quelque chose semblait ne pas aller: « Y a t-il un problème? »
Qui était-elle ? Que faisait-elle ici ?

Elle avait tenté d'ouvrir la porte en tirant de toutes ses forces, les mains comme scellées à la poignée, le corps penché en arrière. Mais comprenant que ses efforts étaient vains, elle avait fini par renoncer. Elle entendait les pas se rapprocher dangereusement et ne pouvait s'empêcher de craindre l'interrogatoire en règle d'un soldat de la garde du roi. Au pire des cas, on finirait bien par la faire sortir d'ici. Son instinct, lui dictait de se cacher. C'est pourquoi elle plaqua son corps contre le mur, comme une enfant en passe de se recroqueviller.

D'abord, elle n'aperçut pas les traits de la personne qui se présentait à elle. De même sa silhouette se dégageait mal dans la pénombre du lieu. Elle su qu'il s'agissait d'un homme lorsqu'elle entendit sa voix posée. « Eh bien, voici une drôle de posture pour une jeune femme telle que vous! » La remarque engageait la sympathie, si ce n'est le compliment. Quel genre de femme était-elle ? Elyn était bien incapable de répondre à pareil allusion et préférait garder le silence. Elle se relevait doucement, prenant le temps de découvrir à mesure qu'elle se redressait à qui appartenait cette voix. Pour cela elle dû s'avancer un peu; remarquant que l'homme ne portait ni casque, ni épée, elle fût quelque peu rassuré. Elle devait paraitre égarée car la voix de l'homme en question s'éleva à nouveau. «Y'a-t-il un problème ? » La jeune femme, extrêmement embarrassée, essaya alors de s'expliquer : «je suis confuse, je croyais que vous étiez un garde ou je ne sais qui chargé de surveiller depuis ce point de contrôle; mais visiblement j'ai dû me tromper.. En tout cas j'ai pris peur en vous entendant.. Je voulais juste regarder l'horizon, mais... j'ai juste réussi à me faire mal en tombant dans les escaliers.. Et pour ajouter au ridicule de la situation, je n'ai pas réussi a ouvrir la porte, pour m'enfuir. » Comprenant qu'elle s'enfonçait de plus en plus dans la crevasse profonde et humide du ridicule sans même l'aide de son interlocuteur, elle préféra y mettre un terme avant de toucher le fond. « Et là, je vais me taire. C'est mieux. » Parce qu'elle avait évoqué sa chute, la douleur s'était réveillée et elle tenait à présent ses côtes et ses reins douloureux en grimaçant. Evidemment ce n'était pas une blessure de guerre et dès lors qu'elle n'y penserait plus le mal s'estomperait.

Elyn venait de s'expliquer de façon tout à fait irréfléchie et embarrassante devant un parfait inconnu. Ses mains, se tordant en tout sens derrière son dos trahissaient cette gêne. Saisie de remords, elle prit le temps alors de détailler le visage de son interlocuteur. Celui-ci était plus vieux qu'elle et dégageait une espèce d'assurance tranquille. Après quelques minutes d'observation, il lui semblait l'avoir déjà croisé quelque part, dans les rues de la ville Cendre, ou peut être encore ailleurs. En temps normal elle avait une excellente mémoire. Mais il lui était impossible de confirmer ce sentiment de déjà vu.

Repensant à ce pourquoi elle était venue, elle voulut finir ce qu'elle avait commencé tant bien que mal, même si elle était fatiguée de cette course poursuite qui avait été une épreuve pour quelques parties de son corps. Parce qu'elle ne voulait pas s'infliger une nouvelle crise de panique, elle préféra prendre le temps de s'informer. «Il y a quelqu'un là haut ? J'aimerais vraiment monter..» Elle ne voulait pas renoncer à son projet ce soir, car elle savait que le lendemain, à cette même heure tardive de la nuit, elle se sentirait trop honteuse pour réitérer l'expédition.

Une jeune femme. De toute manière, presque toutes l'étaient, en comparaison à lui. Ce n'était non sans lui rappeler qu'il restait célibataire malgré son âge avancé. Certes, il avait toujours proclamé haut et fort qu'il ne vivait et n'aimait que Kaïa, mais l'âge avançant, sa passion se faisait sagesse et l'envie de fonder une famille se faisait grandissante dans son cœur. Quoi qu'il en soit, plus il la regardait, plus il comprenait que quelque chose n'allait pas. Sa question ne lui en semblait que plus pertinente. En attente d'une réponse, souriant toujours, il imaginait les diverses raisons qui l'amenaient ici et ce qu'elle était.

C'était une perle de haute lignée, encore jeune et farouche, qui explorait les quatre coins de ce monde - c'est à dire Cendre -, en attendant le prince charmant. Lorsque le soir venait, elle quittait ses appartements pour courir dans les rues sous les étoiles, loin les cris de sa mère et sa gouvernante apeurées, loin la peur de l'inconnu, les dangers de la ville...
Ou alors, elle était plutôt une cendre, timide et craintive. Cependant, son rêve avait toujours été de voir la ville de haut, de nuit, et un jour, lorsqu'elle s'en eut senti le courage, elle avait chassé ses craintes et avait pénétré dans la tour dans l'espoir d'accomplir son rêve d'enfant, histoire de renouer avec la naïveté qu'elle avait depuis longtemps perdue.

Nouveau sourire. Jasson se faisait rêveur. Deux hypothèses, qui allaient toutes deux se révéler fausses, même si chacune d'elle contenait finalement une part de vérité ; « je suis confuse, je croyais que vous étiez un garde ou je ne sais qui chargé de surveiller depuis ce point de contrôle; mais visiblement j'ai dû me tromper.. En tout cas j'ai pris peur en vous entendant.. Je voulais juste regarder l'horizon, mais... j'ai juste réussi à me faire mal en tombant dans les escaliers.. Et pour ajouter au ridicule de la situation, je n'ai pas réussi a ouvrir la porte, pour m'enfuir. » C'était donc une cendre intrépide... Et la révélation de sa chute expliquait on ne peut mieux la posture qu'elle avait. Le prêtre n'était pas un homme compliqué, ni à cheval sur les règles et principes. De son point de vue, ce n'était pas lui qui avait établi la loi, et elle n'avait donc à ses yeux aucune légitimité. En conséquence, elle n'avait pas de mouron à se faire. Il ne la mangerait pas, ni rien d'autre d'ailleurs. « Et là, je vais me taire. C'est mieux. » Il eut presque envie de rire, mais quelque chose lui disait que cela ne ferait que l'embarrasser plus. « N'ayez aucune crainte, je n'ai aucune intention de vous barrer le passage. Si ce que vous désirez le plus profondément est grimper en haut de cet escalier, vous avez ma bénédiction... Et celle de Kaïa » Cela allait de soi.
Sans la connaître, il était tout de même inquiet pour elle. Elle semblait en piteux état; et quelle qu'ait pu être sa chute, tomber sur des marches de pierre n'apportait avec sûreté aucun bien. Cependant, sa détermination ne semblait pas flancher pour autant. « Il y a quelqu'un là haut ? J'aimerais vraiment monter..» « Il n'y avait que moi, allez - y ! »
Il l'encouragea d'un geste de la main. La vie souriait aux aventureux. Désirant le bien de tout le monde et des Jurilans plus particulièrement, comment aurait-il pu l'obliger à renoncer à ceci?

Son monologue achevé, la jeune femme ne pût s'empêcher de se sentir honteuse. Ce n'était pas tant pour les explications qu'elle fournissait, mais pour l'évidente intimidation qu'elle laissait transparaître. Cependant, elle comprit rapidement que son interlocuteur n'était pas prêt de lui reprocher quoi que ce soit.« N'ayez aucune crainte, je n'ai aucune intention de vous barrer le passage. Si ce que vous désirez le plus profondément est de grimper en haut de cet escalier, vous avez ma bénédiction... Et celle de Kaïa » Elyn était profondément rassurée. A cette occasion elle laissa s'échapper un soupir de soulagement comme remerciement tacite. Pour autant, elle avait été quelque peu surprise d'entendre le prénom de la Déesse mère entre ces murs, dans une pareille situation. Certes, elle était à l'honneur en ce moment, mais la plupart des cendres, même s'ils avaient du respect pour Elle, ne l'évoquaient que rarement.
Il y avait de la simplicité et de la dévotion dans cette simple formule. Comme si l'homme et la Déesse avaient partagé leur vie, échangé de longues conversations tour à tour houleuses et émouvantes, mais chaque fois enrichissantes, à tel point que ce dernier pouvait sans crainte d'être dans l'erreur, parler en son nom. Elle se rappelait les discours ennuyeux de certains hommes d'église, incapable de rendre palpable la ferveur qui devrait brûler en eux. Les fidèles alors, seuls face à un mythe obscur, s'éloigne du chemin qu'ouvre la religion, par manque conviction. La jeune femme ne connaissait pas sa position précise quant à ce domaine. On pouvait trouver à redire face à certains comportements, comme on pouvait en louer d'autres. Il lui semblait simplement que lier un culte au comportement qu'il préconise était une approche superficiel de toute croyance.

Mais nous nous éloignons ici du propos qui nous amène. En effet ne sommes-nous pas les narrateurs d'une scène étonnante ? La gêne de l'une et l'amusement palpable de l'autre sont les émotions représentatives de la dissemblance entre nos deux protagonistes. Simplement ceux-ci ne le savent pas encore. C'est pourquoi il nous faut composer avec talent la suite de leur histoire, c'est-à-dire l'étonnante manière avec laquelle deux caractères divergent se rencontrent et mêlent leur parcours, leurs idées, quel que soit l'issue.
Pour cela il nous faut souligner qu'Elyn bien que rassurée, tenait tout de même à ne pas avoir l'air ridicule une seconde fois. «Il y a quelqu'un là haut ? J'aimerais vraiment monter..» ce à quoi on lui répondit : « Il n'y avait que moi, allez - y ! » Le visage illuminée par la satisfaction d'un désir depuis longtemps inassouvi, la jeune femme que l'on engageait à monter les marches, ne se fit pas prier plus longtemps. Elle adressa un dernier sourire à l'inconnu et grimpait l'escalier dans une gaieté contenue par une certaine prudence. Soudain, alors qu'elle entendait la lourde porte grincer, elle se rendit compte qu'elle allait trop vite en besogne. «Excusez moi !» s'exclama-t-elle, craignant d'avoir laissé filer l'homme. Elle dût d'ailleurs descendre quelques marches dans la précipitation pour s'en assurer, car elle ne le distinguait plus au bas de l'escalier plongé dans la pénombre. «Si je monte, et que vous, vous partez, je ne vais pas réussir à sortir d'ici...»

Elyn eut soudainement honte de ses propos. Elle agissait en égoïste. Elle indiquait à demi-mot à une personne qu'elle ne connaissait pas de perdre de son temps, pour elle. Une vilaine grimace se dessina alors sur ses lèvres. Elle attendait une réponse, péniblement. Comment allait-on réagir ? S'agissait-il d'une personne pressée, aimable jusqu'au seuil de la politesse exigée, ou au contraire d'un homme simple, souriant aux invitations surprenantes des gens et de la vie ? Elyn rencontrait de tout à la Gouse d'Ail, et il lui semblait que les Hommes étaient insondables. Tantôt vindicatif, tantôt rieur et doux, chacun agit selon son humeur et sa patience. Elle allait bientôt savoir si elle dépassait une limite avec cet homme-ci.

Faire de la foi une force purificatrice, l'essence de la paix en ce monde.
Faire de Kaïa une icône incontestée et incontestable, une reine que tout le monde adulerait.
Changer le regard des perles sur les autres, leur faire prendre conscience de la nécessité des cendres et des quartz. Effacer toute haine, balayer touts préjugés. Faire de cette ville un havre de bien-être...

Loin de son âme cette jeunesse pleine de fougue, loin de lui cette ambition naïve. Certes, Jasson n'avait point renoncé à apporter toute son énergie dans l'apaisement des tensions, mais il comprenait peu à peu que la tâche qu'il s'était fixé en devenant prêtre ne serait jamais accomplie. Il comprenait que, quoi qu'il fasse, il y aurait toujours du ressentiment quelque part. C'était la nature Jurilan, et même s'il eût souhaité que tout le monde fusse comme lui - c'est à dire fervent et dévoué à Kaïa -, il ne pouvait prétendre avoir la force d'y arriver.
Cependant, les rares coup de main qu'il pouvait apporter à ses semblables lui mettaient du baume au cœur. Pour lui, c'était comme sauver une âme en peine, apporter un peu de joie et d'espoir à un peuple qui s'enfermait dans l'apathie. Il ne savait le nom de la jeune femme, et cela ne le préoccupait nullement. Il savait trop bien que les noms étaient à l'origine de préjugés, qu'ils vous déterminaient et vous imposaient un cadre social et moral. Lui-même en avait été victime, lorsque son père avait quitté le chemin de la foi pour se joindre aux pacificateurs (même si la folie avait guidé ses pas plus que la raison). Qu'importait donc qu'elle soit cendre, et que sa présence n'était pas tolérée ici. Qu'importait les règles fixées par le roi, les lois qui imposaient quelque ségrégation. Elle n'était pas moins Jurilan que lui, et si tout son vouloir la poussait vers le haut de cette tour, il estimait qu'elle en possédait le droit.

A en croire le sourire lumineux qui baignait son jeune visage, le point de vue que défendait Jasson la satisfaisait. Ravi d'avoir par sa clémence fait le bonheur d'une personne, le prêtre lui libéra le passage pour la regarder courir dans l'escalier - espérant qu'elle ne chuterait pas cette fois-ci. Elle s'élança donc, avec cette énergie qu'il avait perdu il y avait quelques années de cela. Bizarrement, les maux de tête qui l'affligeaient auparavant avaient disparu. Soulagé, il poussa la porte pour rentrer chez lui après une longue et dure journée. Seulement, le sort n'en décida pas ainsi. Une voix derrière lui se fit entendre : « Excusez moi ! Si je monte, et que vous, vous partez, je ne vais pas réussir à sortir d'ici...» Ce fut un rire qu'elle reçut en guise de réponse. Un rire légèrement moqueur, mais surtout un rire gai, celui d'un prêtre plein de bonté. Songeant que c'était soit la solitude soit la compagnie ennuyante de sa mère qui l'attendait, Jasson rebroussa chemin. Il monta quelques marches pour arriver à sa hauteur et lui répondit réellement : « Avec plaisir, tant que vous ne m'obligez pas à vous rattraper chaque fois que vous tombez... Voilà ce que je vous propose. Vous êtes à partir de maintenant ma nièce, et vous aurez à le prétendre à quiconque viendra à notre encontre. Sans quoi on vous jetterait forcément hors d'ici... D'accord?!? »

Jasson venait trouver de quoi s'amuser.
Et il profiterait du nouveau jeu qu'il venait de trouver à fond, c'était comme un service pour un autre. Qu'allait lui apporter cette rencontre ? Que désirait Kaïa dans cet échange ?

Elyn n'eut pas honte très longtemps. En effet, la réaction de son interlocuteur suffit à la rassurer. Celui-ci avait commenté d'un rire franc la proposition implicite de la jeune femme. Elle était incapable de préciser s'il s'agissait là d'une moquerie ou d'un simple amusement face à la situation incongrue qui semblait se dessiner devant eux. Cependant, elle devinait sa réponse, le voyant approcher à sa hauteur. « Avec plaisir, tant que vous ne m'obligez pas à vous rattraper chaque fois que vous tombez... Voilà ce que je vous propose. Vous êtes à partir de maintenant ma nièce, et vous aurez à le prétendre à quiconque viendra à notre encontre. Sans quoi on vous jetterait forcément hors d'ici... D'accord?!?» «Et bien soit ! Après vous mon oncle.» La jeune femme restait tout de même étonnée de la gentillesse de cet homme. De plus, elle était amusée par la situation. Elle avait l'impression d'entrer dans un grand jeu, même si ce n'était pas elle qui venait d'en fixer les règles. Tout en montant l'escalier - avec un empressement certain il faut l'avouer - elle réfléchissait à cette rencontre, à ce divertissement que semblait être pour lui d'adopter une nièce en l'espace de cinq secondes.

La jeune femme, jouissait plutôt du plaisir de duper autrui sur son identité. Tenir la vérité entre ses doigts, quand on observe le mensonge se déployer, tisser sa toile et emprisonner quiconque veut bien l'entendre était en effet source de satisfaction pour Elyn. Pourquoi les gens mentent donc ? N'ont-ils pas parfois, plaisir à le faire ? L'intention de la jeune cendre n'était pas mauvaise. Elle était simplement égoïste. Elle savourait l'idée d'être quelqu'un d'autre pour un instant et d'accéder au haut de la tour, comme au haut de la tribune. De plus, elle comprenait, de part l'intervention de celui-ci, que son inconnu n'était pas homme de peu d'influence. Qui donc dans le royaume, avait le pouvoir de protéger un Jurilan ? D'aucuns en avaient le devoir, d'autres simplement l'intérêt, les derniers n'en avaient cure. Mais ils avaient tous le point commun d'être des perles. L'élite de la société Jurilan, peu nombreuse mais tellement plus puissante que ne pouvait l'être Elyn, petite cendre insignifiante dans l'âtre flamboyant de la cité d'AnkNor.

En arrivant au haut de la tour, la jeune femme avança doucement jusqu'à s'appuyer sur le rempart, l'esprit totalement absorbé dans sa contemplation. D'ici toute la ville lui était visible. Elle pouvait même parcourir des yeux le chemin qui l'avait mené jusqu'ici. Elle constatait d'un point de vue nouveau à quel point la ville était divisée, non plus socialement, mais même architecturalement. La ville basse, boueuse, sans prétentions aucune des cendres, réglée par la place du marché qui occupait l'espace central, de laquelle débouchaient deux artères commerçantes. Le temple de Kaia était le seul point qui voulut bien s'élever, et encore dans une bien moindre mesure comparé à la ville Perle. Celle-ci était haute et élégante et révélait bien des surprises architecturales. « Tant de différences.. Et pourtant les deux esprits constructifs cohabitent, sans trop d'incohérence. Pourquoi est-ce si difficile entre les hommes ?» La serveuse pensait à voix haute. Elle était partagée dans ses réflexions. Les deux mondes qui s'affrontaient dans cette ville n'étaient différents que parce qu'on avait voulu par tous les moyens signifier un antagonisme qui n'existait pas, ou du moins qui n'avait pas lieu d'être dans l'esprit d'Elyn.
Elle repensait par ailleurs aux tensions de la ville cendre, aux Quartz qui étaient dénigrés et tués pour le simple fait qu'ils étaient étrangers au royaume. Pourtant ils vivaient, Cendres et Quartz dans les mêmes conditions, inférieurs aux Perles toute puissante, et soumis à la vétusté des logis.
Elle observa alors la ville Perle plus attentivement. Elle se demandait si vivre à présent dans un tel décors changerait sa façon d'agir, de voir le monde. Elle croisa alors la silhouette de son précieux oncle. Elle pouvait dévisager sans peine celui qui se trouvait à ses cotés. «Maintenant que nous sommes de la même famille, peut-être pouvons-nous nous présenter» lança-t-elle, d'un large sourire amusé. «Moi c'est Elyn. » Elle était impatiente de pouvoir enfin mettre un nom sur ce visage. D'autant plus qu'à mesure qu'elle l'observait elle était convaincue de l'avoir déjà vu.

En presque 20 ans de métier - encore que le rôle de prêtre avait du mal à endosser cette qualification, Jasson avait vu et entendu bien des choses. La plupart des Jurilans considéraient les messagers comme des hommes sans cœur ni sentiments à qui on pouvait tout dire. C'est pourquoi les histoires qui étaient dites à l'intérieur de la chapelle de Kaïa tenaient souvent du saugrenu, voir même de l'indécence... Mais le prêtre avait bon cœur, et ne tenait guère rigueur à ses semblables des erreurs qu'ils faisaient. La vie est expérience, comme il aimait à le penser, et aussi chacun devait il apprendre par lui-même (bien que les conseils de quelque ancien puissent apporter une aide précieuse, de temps à autres). Lui s'était élevé seul, faute d'un père lucide, et même si son éducation comportait bon nombre de lacunes, il était plutôt fier de ce qu'il était devenu. Bien sûr, ce qu'il savait concernait principalement la déesse et les mœurs Jurilans (à force d'avoir à écouter tout et n'importe quoi), mais qu'importait les femmes lorsqu'on avait Kaïa comme seule maîtresse.
Sa foi était telle qu'elle débordait parfois sur le fanatisme, mais les airs discrets de Jasson lui valaient souvent quelque indifférence au sein de l'ordre croyant de la cité d'AnkNor...

«Et bien soit ! Après vous mon oncle.» Son attention se reporta sur la jeune femme. Au moins, elle ne savait rien de ce qu'il était, songea t-il. Ou... pas encore. Jasson aimait parfois être confronté à des inconnus afin de vivre sans être obligé de lutter contre les préjugés, lutter contre l'image qu'avait la société de lui. Non pas qu'elle soit particulièrement néfaste, mais plutôt que ceci brisât une certaine forme de liberté. Les marches de pierre défilèrent sous leurs pieds, et ils furent très bientôt au sommet de la tour. Là-haut, Cendre se révélait sous son grand jour. Immensité splendide, la diversité qui constituait la ville était à l'origine de sa beauté. Tour à tour brouhaha puis grandeur architecturale, si la division entre perles et cendres étaient nette, il n'en restait pas moins que Jasson trouvât cela beau, impressionnant. Pour rien au monde il n'aurait voulu changer l'apparence de la cité, sinon les rancœurs que partageaient sans cesse les différentes castes. Tout cela était pur gâchis, et il entendait bien réconcilier tout le monde. Même les Quartz, même si la tâche semblait plus qu'ardue...
Autant que lui, la jeune cendre semblait perdue dans ses pensées. Sûrement que de son point de vue, les inégalités étaient pure injustice, mais lui qui avait vécu perle toute sa vie ne pouvait comprendre cela; pas entièrement du moins. « Tant de différences.. Et pourtant les deux esprits constructifs cohabitent, sans trop d'incohérence. Pourquoi est-ce si difficile entre les hommes ? » Jasson sortit de sa torpeur pour songer à ce qu'elle avait dit. Oui, pourquoi ? Les voies de Kaïa avaient forcément une raison propre, un but bien spécifique, mais le prêtre avait beau chercher, il ne trouvait pas de réponse...

Bref. Ils étaient là. Et maintenant ? «Maintenant que nous sommes de la même famille, peut-être pouvons-nous nous présenter. Moi c'est Elyn. » Il lui sourit gentiment; la blague, sans être des plus amusantes, avait quelque chose d'enfantin qui engageait à se présenter lui-même. Humblement, c'est en baissant la tête qu'il lui répondit : « Jasson. »

« Jasson »
Celui-ci avait baissé la tête pour répondre, ce que la jeune cendre ne réussissait pas à interpréter. Etait-ce de la gêne ou de l'humilité? Avait-il honte ? Ce prénom devrait-il lui rappeler quelque chose ? Des questions sans réponses se bousculaient à vive allure dans l'esprit de la demoiselle, au point de s'entremêler tant et si bien qu'elle ne put s'y attarder plus longtemps. D'ailleurs, le lieu ne lui semblait pas propice à l'agitation inutile voire néfaste de ses neurones. Le paysage d'AnkNor se déployait sous ses yeux et avait trop de charme pour être ainsi gâché. Penser obstrue la vue. Elle voulait cueillir du regard chaque déclinaison de couleur, chaque nouvelle définition du lieu sous l'éclat de la lune. C'est pourquoi ses yeux ne pouvaient s'empêcher de se tourner vers les différents quartiers de la ville Cendre ou de son élégante voisine.

« Personne n'est parfait...» avait-elle finalement répondu dans un sourire moqueur. Elle voulait garder de côté ses questions superflues, préférant la douceur d'une complicité naissante. L'ironie d'une formule la séduisait plus que de grands élans panégyriques. Elle lui était reconnaissante d'avoir accepter de la suivre et lui témoignait à sa manière.
Elle n'était pas de nature très expansive. Elyn était davantage sur la réserve, les ventres de la taverne ne lui ayant que trop appris les bonnes manières. Elle préférait l'austérité du silence à l'extravagance des jeunes gens de son âge. Les échanges qu'elle avait eu avec cet homme avaient pourtant quelque chose qui se rapprochait d'une insouciance souriante et aventureuse, souvent malhabile, presque toujours attendrissante, tant par l'incongruité de la situation que par la gêne de la serveuse. En effet si Elyn avait des idées et des projets, elle n'en était pas moins principalement une rêveuse qu'une actrice de premier plan. Elle se sentait maintenant l'âge et le courage pour inverser cette tendance. En vérité, cette révolte en son cœur arrivait tardivement. Il lui avait fallu trouver une cause pour que rejaillisse avec force ce malaise qui la possédait depuis l'enfance.
La honte de n'être qu'une cendre.
La honte encore, de n'avoir pour écho à ses lectures que le fracas des godets s'abattant les uns contre les autres.

A peine avait-elle terminé sa phrase que l'on entendit une mélodie à la flute monter depuis le quartier des Quartz qui se trouvait à proximité. L'attrait mélancolique de l'instrument échappa un instant la jeune femme à la conversation. On eut dit un chant envoutant amené par quelque dieu pour donner plus de charme encore à cette ville. Un vent frais vint sortir Elyn de son ravissement, et elle ne pût réprimer un frisson. Elle y vit le signe que le temps avait passé. « J'ai assez profité de votre gentillesse, je ferais mieux de prendre le chemin du retour à présent. »

Elle était pourtant peinée de devoir partir. Elle aurait voulu en savoir plus sur ce Jasson, connaitre avec lui d'autres péripéties. Après tout, elle ne pensait pas se rendre plus ridicule un jour aux yeux d'un homme qu'elle n'avait pu l'être ce soir. Et puis n'avait-il pas voulu, pour un temps, pour un jeu, faire d'elle sa nièce ? Cela invitait l'âme de la cendre à l'aventure, plus qu'à la confidence il est vrai. Mais à mesure que le temps passait, elle se sentait confiante. Il est des gens à qui l'on donnerait Kaïa sans détour et sans peur.
Peut-être était-ce le manque d'expérience qui menait la jeune femme à un attachement si soudain. Elle était passée en cet rencontre par bien des sentiments : la peur, la gêne, la joie, et elle se sentait maintenant l'esprit plus en paix qu'à son approche des remparts, il y a de nombreuses minutes. Elle avait de même, troqué pour quelque instant son statut de cendre pour celui d'une perle, tout du moins dans la pensée de ceux qui auraient croisé leur chemin.
Elle regardait alors la ville perle face à elle. L'envie d'en connaitre davantage sur son interlocuteur lui devait plus pressante, a tel point qu'elle ne pût contenir sa question plus longtemps. « C'est ici que vous habitez n'est-ce pas ? » Elle montrait d'un signe de tête la tour bleue, le chateau d'AnkNor et les propriétés magnifiques qui composaient la ville Perle. Elle craignait de ne plus jamais croiser cet être qui lui offrait de gravir une marche sur l'escalier des milles qui la rapprocherait de son rêve d'enfant. Plus encore, elle appréhendait de n'avoir plus l'occasion de partager un instant avec cet homme rassurant, qui ne jugeait pas cette novice en relation humaine.

Sa nièce s'appelait Elyn.
Si touts deux s'étaient prêtés au jeu dans le but de camoufler l'irrégulière présence de la jeune femme, Jasson devait bien admettre qu'il avait toujours désiré avoir une nièce. En effet, ayant de la bonté et de l'amour à revendre, il avait toujours considéré sa famille trop petite ; la majorité des oncles et tantes qu'il possédaient étaient du côté de son père, et cette famille là avait coupé les ponts avec eux lorsque son géniteur avait basculé dans l'obscurité. La honte fait faire bien des bêtises aux gens, et c'est lorsque qu'on est dans l'embarras qu'on comprend qui est véritablement à nos côtés. C'est ainsi que Jasson avait vite appris à se méfier des gens, de leur sourires; mieux valait prévenir que guérir.
Cependant, le jeune prêtre ne ressentait aucune malveillance dans le coeur de la jeune cendre, et avec le temps, il avait appris à se fier à son instinct - Kaïa lui avait ouvert les voies de la sagesse. C'est pourquoi il n'avait pas hésité à lui donner son nom; cela n'engageait en rien après tout. Depuis, elle le dévisageait avec curiosité, comme si sa présentation eût quelque chose d'original et d'intriguant. Pour lui, cette humilité n'était que juste respect de la déesse et d'autrui, car c'était ainsi qu'on lui avait enseigné comment vivre. Souriant à moitié, il acceptait sans rechigner cette attention toute particulière qui lui était destinée.
« Personne n'est parfait...»

A cette réponse, le prêtre arqua légèrement un sourcil. Peut-être avait-elle cru que la touche de modestie qu'il avait ajoutée à son prénom s'expliquait par une quelconque confusion quant à ses origines. Soit, il choisit de lui sourire en retour car il n'était pas susceptible pour deux sous. L'humour d'Elyn avait quelque chose de rafraichissant, peut-être une touche d'insouciance relative à sa jeunesse (sûrement qu'une personne de son âge n'aurait osé lui répondre de la sorte), et ce culot lui rappelait qu'il existait la volonté au delà des règles de bienséance fixées par les Jurilans. Lui revenaient soudain toutes ces heures perdues à apprendre les manières auprès des perles, les rites plus inutiles les uns que les autres. Jasson s'était toujours questionné à ce sujet ; qui avait bien pu inventer un code aussi barbant ? Maintenant qu'il était plus âgé, la politesse faisait partie intégrante de son quotidien; parce qu'il était prêtre, mais surtout parce qu'il avait appris que le respect de son prochain évitait toute forme de haine.

Quelque part dans la cité d'AnkNor, une mélodie jouée à la flûte vint donner au paysage beaucoup plus de couleur et de sentiment. Le tissu de notes formait une mélancolie qui s'étendait par dessus les murailles, serrant le coeur de Jasson en lui rappelant d'obscurs jours. Il secoua la tête comme pour chasser ces démons, et décida d'ignorer la musique. Etre amical avec une inconnue ne signifiait pas se livrer à elle, et il aurait été bien embarrassant pour un homme de presque 40 ans de montrer sa tristesse à une aussi jeune femme. Elyn n'avait rien remarquée, perdue dans sa haute contemplation de la ville. Tant mieux. La nuit tombait doucement, et le vent fit son apparition comme pour chasser le soleil définitivement, douce brise caressant la peau des deux Jurilans. Le prêtre resserra machinalement ses vêtements contre lui, frileux. « J'ai assez profité de votre gentillesse, je ferais mieux de prendre le chemin du retour à présent. »
Se tournant vers son interlocutrice, ne sachant trop quoi répondre au sujet de la "gentillesse" qu'il lui avait offerte, c'est un « je vous en prie... » qu'il lui glissa doucement, accompagné d'un sourire ravi. Comme pour dire : tout le plaisir était pour moi. La séparation se faisait proche, et il y perdrait une nièce. Jasson sourit de sa propre bêtise et plongea son regard dans le sien. Sans la connaître, il devinait que c'était une femme surprenante. A vrai dire, cela ne le surprenait qu'à peine ; les femmes cendres avait une volonté bien plus forte que les perles, et agissait plus indépendamment de la gente masculine. Jasson pensait avoir trouvé ici l'indépendance même, et son sourire s'élargit. « C'est ici que vous habitez n'est-ce pas ? » Elle désignait d'un mouvement de tête le quartier perle de la ville. « En effet, c'est là-bas que j'habite... Une petite maison sans grande prétention et ma foi vide... » Il avait murmuré la fin plus pour lui-même, songeant que son logis n'était pas des plus attrayants. Sa mère s'en plaignait souvent d'ailleurs, mais ce n'était pas dans ses préoccupations pour l'instant. « Et vous alors, quel est votre château ? La source de vos aventures ? Car évidemment, je suppose que vous ne sauriez vivre sans aventures. » Il lui sourit gaiement. Sur le visage d'Elyn brûlait mille questions.
Que de curiosité...

Le faste de la ville Perle avait toujours émerveillé la jeune femme. Lorsque les Jurilans fêtaient leur déesse Kaïa et que les portes s'ouvraient entre les deux mondes de la cité d'AnkNor, elle avait pu parcourir la ville sans craindre aucune réprimande, si ce n'est l'antipathie de ses habitants. Or se trouvait devant elle, l'inconnu Jasson, qu'elle devinait Robe et qu'elle brulait de connaitre mieux encore. Sa gentillesse lui avait rappelé que les individus ne sont pas tous à mettre dans la même besace. Elle avait - par manque d'expérience cela s'entend - tendance à voir le monde de façon manichéenne. Les nuances, qui risquaient de compliquer idées et projets nourris depuis de nombreuses années ne pouvaient entrer en son jugement. Cette piqûre de rappel si elle était dangereuse pour sa conscience, ne risquait à long terme de lui faire de mal.

Elle était donc curieuse de cet homme et de ses habitudes. Elle n'avait que rarement rencontré des Perles et le désir de se frotter à l'inexploré l'empêchait de descendre les marches de cette tour. « C'est ici que vous habitez n'est-ce pas ? » « En effet, c'est là-bas que j'habite... Une petite maison sans grande prétention et ma foi vide... » La jeune femme mit quelque instant à comprendre les dernières paroles de l'homme face à elle. En effet, elle n'avait entendu que des bribes de mots, emportées certainement par le vent, qu'elle avait dû reconstituer mentalement. L'effort n'était pas malaisé, mais elle fût surprise. Elle croyait que les maisons du quartier perle rivalisaient toutes de richesse et de splendeur. Elyn du admettre qu'elle était dans l'erreur. L'individu qui lui faisait face n'était décidément pas semblable aux autres perles. « Et vous alors, quel est votre château ? La source de vos aventures ? Car évidemment, je suppose que vous ne sauriez vivre sans aventures. » Elle répondit à son sourire « Je vis dans le temple que l'on appelle La Gouse d'Ail et qui se trouve près de la place du marché. J'offre à manger et à boire aux voyageurs fatigués qui veulent trouver le repos chez moi. » Jamais Elyn n'avait su présenter la taverne parentale sans ironie. On pourrait y voir une affection authentique et indicible, ou encore la trace de cette honte enfouie en son cœur, et l'on aurait tord de favoriser une des deux réponses. «Si l'aventure vous tente, n'hésitez pas à me rendre visite. » La jeune femme osait cette invitation, qui lui permettrait, si jamais elle recevait réponse positive, de garder contact avec lui. La taverne n'était pas peu connu de ce coté de la ville, peut-être avait-on murmuré son nom dans l'autre monde. Elle continuait. « C'est bien peu de risque en vérité. A moins que vous ne craigniez les hommes grossiers. » Il est vrai que la taverne n'avait pas le charme idyllique d'une vue sur tout AnkNor mais elle avait d'autres atouts pour elle : l'atmosphère chaleureuse des gens égaillés par l'alcool ou encore le danger des bagarres générales.

Combien Elyn aurait-elle donné pour échapper à cet établissement ! Elle voulait étudier, elle voulait agir. Mais les alliés lui manquaient. Il lui fallait rencontrer des gens capables de l'élever plus haut que la foule pour que sa voix soit entendue. A moins qu'elle ne trouve, par des agissements reconnus par les cendres, grâce à leur yeux et que ce soit eux qui la porte, haut sur leur épaule, afin qu'elle puisse héler les seigneurs et les dames Perles. Mais pour cela, il fallait faire preuve d'astuce, c'est à dire opérer au moment voulu, accompagnée d'adjuvants de choix. Voyait-elle en Jasson un moyen d'y parvenir ? Ce serait mentir que de dire le contraire. L'évidente sympathie qu'elle éprouvait pour cet homme ne l'empêchait pas d'apercevoir en lui la possibilité d'une aide précieuse. Pour cela il lui fallait l'apprivoiser, apprendre à connaitre ses gouts et ses idées. Ainsi elle pourrait lui apprendre à demi-mot ses desseins et le placer sur l'échiquier de la victoire.

« Je vis dans le temple que l'on appelle La Gouse d'Ail et qui se trouve près de la place du marché. J'offre à manger et à boire aux voyageurs fatigués qui veulent trouver le repos chez moi. » Jasson ne put s'empêcher de sourire, amusé. Comme quoi l'humour faisait vivre... Le rire est salvateur, le rire est oubli; aussi les Jurilans se chargeaient-ils de laisser disparaître leurs malheurs dans l'humeur guillerette d'une taverne, où tout n'était qu'entrechoque de boissons, cacophonie rieuse et accolades amicales. Et lorsque ce n'était pas le cas, que la tristesse ne voulait s'effacer, c'était à lui qu'ils venaient demander conseil. Drôle de coïncidence ; elle était le garde-fou du malheur, la première étape dans la voie du bonheur.
La vision du prêtre était sûrement quelque peu exagérée, mais il était convaincu au plus profond de lui-même que ce genre de lieux aidaient au bonheur commun, et ce qu'on soit cendre ou perle (bien que les perles osent rarement s'aventurer dans ce genre d'endroit, soit par dégout soit par crainte de ne pas être à leur place). Quant à lui, il lui arrivait parfois d'emplir le silence de Kaïa par la frénésie d'une taverne, mais jamais chez Elyn. « Si l'aventure vous tente, n'hésitez pas à me rendre visite. » « Avec plaisir, même si je doute être un de vos plus fervents clients.» Un petit rire lui échappa alors qu'il prenait note; dans un futur très proche, il rendrait visite à cette fille de tavernier. Il l'espérait du moins, car elle était de bonne compagnie, et il ne doutait pas que certains clients de la Gouse d'Ail venaient pour l'admirer. « C'est bien peu de risque en vérité. A moins que vous ne craigniez les hommes grossiers. » Il ne put que rire ici, car le monde était fait d'hommes grossiers, et il n'était pas rare que l'uns d'eux vienne chez lui. Mais cela, elle ne pouvait le savoir. « Ne vous en faites pas pour moi, il est bien peu de choses qui me font peur. »

En vérité, les seules choses que craignait Jasson était que Kaïa refuse un jour sa prière. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus peur des pacificateurs et de leurs menaces ; il s'était rendu compte que la peur ne le menait qu'à les craindre encore plus. Depuis, il les affrontait avec tout son courage, pour donner honneur à la mort de son père. Si une chose était bien sûre, c'est qu'il ne finirait pas comme Jasson sénior; ça non! C'était plutôt pour sa mère qu'il se faisait du mourron. Elle commençait à se faire vieille, et il aurait voulu qu'elle vive les derniers jours de sa vie heureux, plutôt qu'à ruminer de sombres pensées qui appartenaient au passé. Peut-être que si elle avait pu voir l'entrain d'Elyn, la joie de vivre de la jeunesse, aurait-elle compris qu'il fallait passer à autre chose... Soupir. L'esprit était quelque chose d'infiniment compliqué, et seule la déesse savait en comprendre toute les nuances.
Son attention se reporta sur la jeune femme.
« Je vous accompagne encore jusqu'au pied de la tour, histoire d'éviter toute maladresse mais aussi quelque désobligeante rencontre. Ensuite, je suppose que vous n'aurez aucun mal à retrouver votre chemin! » Moqueur, il faisait tant allusion à sa chute qu'à sa situation. Lui avait grandit trop vite pour profiter de l'insouciance et de la naïveté de cet âge. Mais qu'importe. Chacun menait sa propre vie, et pour l'instant il était plutôt fier de la sienne, et Kaïa sait qu'elle était déjà plutôt bien avancée. Curieux tout de même, il se promit de chercher dans le culte de la déesse quel serait l'avenir d'Elyn. Connaîtrait-elle gloire et fortune, ou resterait-elle à jamais la femme cendre serveuse ?

« Avec plaisir, même si je doute être un de vos plus fervents clients.» La jeune serveuse comprenait bien les propos de Jasson. Les Perles s'aventuraient peu dans la taverne, de peur peut-être de croiser des cendres en colère. Ils y étaient pourtant admis comme tout le royaume d'AnkNor et les voyageurs qui se hasardaient jusqu'à lui. Même les Quartz, à qui certaines tavernes étaient fermés - de manière officieuse - avaient leur place et leur hydromel de prêt. Voilà déjà deux ans qu'Elyn avait obtenu de ses parents de faire lever de leur établissement ce ban qu'elle jugeait honteux. Depuis, la taverne avait connu des bagarres générales qui s'étaient ébruitées dans toute la ville Cendre. Elle doutait par ailleurs que cet homme se montrerait aussi primitifs que ceux qui l'entourait habituellement. Si cela la rassurait, elle comprenait aussi qu'il puisse être pénible de partager sa table avec de pareils abrutis(*).« C'est bien peu de risque en vérité. A moins que vous ne craigniez les hommes grossiers. » Son interlocuteur se mit à rire. On eut dit que la remarque lui rappelait quelque évènement. « Ne vous en faites pas pour moi, il est bien peu de choses qui me font peur. »Cette réponse laissa la jeune fille rêveuse pendant un instant.

Elle comprenait qu'elle ne savait toujours pas avec qui elle s'entretenait en haut de cette tour. Elle tentait alors de rassembler tous les indices en sa possession. Cette homme qui était prêt à lui fournir une couverture, appartenait à une Robe et elle souhaitait savoir laquelle. « Ne vous en faites pas pour moi, il est bien peu de choses qui me font peur. » La jeune cendre entendait ces mots qui lui revenaient inlassablement à l'esprit. Quels sont les hommes du royaume dont le cœur est si vaillant qu'ils pourraient ne rien craindre ? Elyn pensait inévitablement aux armures, joyaux de la couronne et gardien de celle-ci. Elle imaginait alors que son interlocuteur avait combattu mille fois pour protéger le royaume, rivalisé d'astuce et de talent pour battre à l'aide de sa fidèle armure et de son arme le courroux d'un fang. Alors qu'elle détaillait chacun des épisodes glorieux qu'elle s'était mis en tête, elle observait l'homme face à elle. Etait-ce cette expérience du combat qui lui avait conféré autant de sérénité et d'assurance ?
Elle en était là de ses réflexions lorsqu'elle s'aperçut que Jasson ne portait pas d'armure. Aucune arme n'était attachée à son ceinturon. Une Armure pouvait-elle se promener dans les rues sans son matériel ? Elle préféra revenir sur terre, sans pour autant jeter aux oubliettes sa première intuition.
« Je vous accompagne encore jusqu'au pied de la tour, histoire d'éviter toute maladresse mais aussi quelque désobligeante rencontre. Ensuite, je suppose que vous n'aurez aucun mal à retrouver votre chemin! » Elyn ne pouvait pas en vouloir à cette Robe de se moquer un peu. Elle l'avait bien mérité! La prochaine fois, elle ferait preuve de témérité, ou descendrait les marches avec plus d'attention. Elle ne sût quoi lui répondre, osant un simple sourire, car elle était profondément déçue que leur entrevue fortuite se termine aussi rapidement. Comme elle se trouvait la plus proche de la sortie, elle ouvrit la marche, sa main appuyé le long des murs afin d'éviter une nouvelle chute. La descente se fit en silence, nos deux personnages se souriant de temps à autre lorsque le angle de l'escalier leur laissait l'occasion de s'apercevoir. Arrivé devant la lourde porte qui fermait l'entrée de la tour, Elyn ne put s'empêcher de rire. «Il ne vaut mieux pas que j'essaye de l'ouvrir... J'aurais l'air ridicule!»

Une fois à l'extérieur, la jeune femme eut du mal à laisser partir Jasson. Elle ressentait soudainement une espère de gêne. Elle decida alors de passer outre ce trouble afin de mieux l'écourter. «Merci, de m'avoir accompagné là-haut...c'était gentil à vous.» Elle sourit une dernière fois et salua d'un bref mouvement de tête son interlocuteur. « Peut-être à bientôt.»

La jeune femme coupant par le quartier des Quartz pour retrouver le plus rapidement possible son lit, avait encore l'esprit tout en entier à sa dernière rencontre. Qui était-il vraiment ? Pourrait-elle un jour l'utiliser à des fins politiques ou l'aidera-t-il tout simplement ? Il est vrai qu'elle ne connaissait encore rien de lui mais son esprit stratège voyait en lui une possibilité d'atteindre son but. La détermination de la jeune femme était sans faille certes, mais elle était aussi sans moyens. Elle douta que sa propre voix puisse raisonnée seule jusqu'au château d'Elfard Onchêne. Elle était en âge à présent de trouver des alliés, et de comprendre que la manipulation - qu'elle condamnait ouvertement - a ses avantages. A elle maintenant, de savoir qui elle avait en face d'elle, pour agir en conséquence.



* désolée, ça m'a démangé.

Lorsqu’on vivait à AnkNor, lorsque le soleil se faisait bas dans le ciel et que ces reflets se faisaient rougeoyants sur les édifices scintillants de la ville perle, lorsque toutes activités avaient cessé dans le quartier cendre et que le silence se faisait peu à peu dans les rues, il était commun que les Jurilans rentrent chez eux. Rares étaient les imprudents qui osaient braver la nuit, car chacun savait que s’il existait un jour et une nuit, c’est que Kaïa l’avait voulu ainsi, et si Kaïa l’avait voulu, il y avait bien une raison à cela. Personnellement, Jasson pensait que là ou lumière n’était pas il ne valait mieux pas s’aventurer. Aussi préférait-il être confortablement installé chez soi lorsque l’astre disparaissait à l’horizon.
L’heure était venue.
Ils admirèrent tous deux une dernière fois le paysage et quittèrent les lieux, empruntant les grandes marches qui constituaient la tour. Lorsqu’ils furent arrivés au bas, la jeune femme rit elle-même de sa bêtise. «Il ne vaut mieux pas que j'essaye de l'ouvrir... J'aurais l'air ridicule!» Il lui fit un clin d’œil et poussa la porte pour qu’ils puissent sortir.
Une fois de nouveau dehors, il leva les yeux vers le haut de la tour bleue, songeant qu’il n’avait même pas partagé un sorbet aux esprits avec la jeune Elyn (il doutait d’ailleurs qu’elle ait déjà goûté à cette merveille) ; tant pis, il y avait un temps pour tout, et ce n’était pas à lui de venir perturber l’Etoile. « Eh bien, vous n’avez plus rien à craindre maintenant… » Il esquissa un sourire. « En tout cas, pas des perles ! » «Merci, de m'avoir accompagné là-haut...c'était gentil à vous.» Elle le salua puis ajouta, « Peut-être à bientôt.» « Que Kaïa guide vos pas jeune fille. Qu’elle apporte paix et prospérité à votre taverne » Il fit une dernière révérence et se détourna d’elle pour rentrer enfin chez lui. Les rues d’AnkNor se vidaient et son chemin se fit aisé.

Silence.
Les maux de tête l’avaient quitté, et il souriait malgré lui. Drôle de rencontre, songea-t-il. Tant de cendres qui valaient bien plus que les robes qu’il fréquentait, tant de perles qui considéraient tout les autres de haut, tant d’injustices encore… La déesse était-elle responsable de ceci, ou était-ce les hommes qui avaient changé la face du monde ? La nature belliqueuse et l’attrait du pouvoir que possédaient les Jurilans n’arrangerait certainement jamais les conflits quotidiens qu’il existait entre Cendres, Quartz et Perles. Pourtant, l’histoire de Nawel l’armure leur était à tous relatée, et Jasson ne perdait pas espoir. Un jour viendrait où quelqu’un ferait le premier pas, où les choses changeraient à nouveau, où le culte de Kaïa étendrait ses murs à la ville entière, dévoilerait ses secrets et serait de nouveau compréhension plus que propagande. Oui, c’est cela qu’il voulait voir, même s’il devait souffrir chaque jour du regard des siens, même s’il devait ne trouver aucun allié dans cette quête. Ami de tout le monde, il en résultait que personne ne voulait être le sien.
Mais ce soir, ses yeux brillaient. Qui sait, peut-être que la génération d’Elyn serait-elle celle qui apporte le changement. Peut-être cette fougue aventurière aiderait-elle la société jurilane à avancer.

La nuit arrivant plus vite qu’il ne l’avait prévu, le prêtre pressa le pas. En chemin, il salua quelques connaissances – politesse oblige -, et sans s’attarder plus encore il se retrouva très bientôt face à porte. Modeste demeure face à l’extravagante richesse des hautes lignées, il n’y avait aucun legs des anciens pour décorer son habitat, ni rien d’autre. Son seul bien était Kaïa, aussi, après un dernier regard vers le ciel s’engouffra-t-il chez lui, heureux et nostalgique à la fois.
Drôle de sensation.
La reverrait-il vraiment un jour, où serait-elle une de ces rencontres sans avenir qui n’avaient pour but que de vous détourner un moment du quotidien ? Afin de s’assurer qu’il discuterait de nouveau avec elle, il nota le nom de la taverne sur un bout de papier.
Il explosa de rire, conscient de sa stupidité. Après tout, ce n’était qu’un jeu de mots…